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ANIMATAZINE

JULIE SERMON

Julie Sermon est Professeure d'Histoire et d'Esthétique du Théâtre Contemporain à l'Université Lyon 2 et Directrice du Laboratoire Passages Arts et Littératures (XX-XXI) au sein duquel elle co-anime l’axe Humanités environnementales.

Auteure de nombreuses publications dont beaucoup spécifiques au théâtre de marionnettes contemporain, dramaturge.

Depuis 2017, elle consacre ses recherches au dialogue que les artistes contemporains des arts de la scène entremêlent avec l'écologie.

En 2021 paraît son livre Morts ou vifs, pour une écologie des arts vivants aux éditions B42.

Dans cet entretien, Julie Sermon retrace le parcours qui l'a amenée à s'intéresser aux liens entre arts viants et écologie: comment l'écologie modifie-t-elle les processus d'écriture, de création et de production d'œuvres scéniques ?

Que signifie pour la scène contemporaine la prise en compte des paradigmes écologiques ?
 
En quoi, notamment, les langages des arts de la marionnette s'avèrent-ils propices à créer des visions et des dramaturgies en résonance avec les problématiques et sensibilités écologiques ?

 

POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE L'IMPACT QUE LE SOMMET DE LA TERRE DE RIO DE 1992 A EU SUR VOUS, QUELLE PERCEPTION A-T-IL ÉVÉILLÉ EN VOUS?

Julie Sermon
00:00 / 03:22


C'était en 1992, j'étais au collège; notre professeure d'histoire-géographie nous avait demandé cette année-là de faire une présentation du Sommet de la Terre de Rio.

J'ai un souvenir assez vague de l'événement en tant que tel, mais je me souviens très bien de ce que j'ai fait pour répondre à la demande : je suis partie avec une amie pour faire un reportage photo.

A l'époque je vivais dans les Landes, une région du sud-ouest de la France proche de l'océan avec de grandes forêts de pins qui avaient été plantées au XIXe siècle pour assainir les marais.

J'avais compris que le Sommet de la Terre de Rio était associé à la pollution, alors cette amie et moi avons pris des photos des plages et des forêts pour documenter tous les déchets qui étaient répandus partout. 

Je me souviens du sentiment de colère et d'indignation qui m’animait, comme on peut le ressentir avec force quand on a treize, quatorze ans, et que l’on considère que tout cela n’est pas juste, que ce n’est pas quelque chose de normal.

C’était donc une réaction assez naïve, mais en même temps très déterminante.


Je ne pense pas avoir appris le mot écologie, sa signification, à ce moment précis.

Je ne me souviens même pas exactement de quoi notre professeure nous a parlé par rapport au Sommet de la Terre, je me souviens seulement de l'opportunité qu'elle a créée en nous demandant de travailler en relation avec cet événement.

Au moment même où je vous parle, je me souviens aussi qu'ils avaient fait un petit autocollant, un petit logo, qui représentait la planète Terre avec des gens tout autour, quelque chose d'un peu banal.


Mais cette image m'a tout de même fait prendre conscience qu'il s'agissait d'un événement mondial et je crois que cela m'a marqué.

Il se trouve que je fais partie de la génération construction européenne, quand on était petits, il y avait une vraie insistance, je n'irais pas jusqu'à dire de la propagande, mais l'idée de la construction européenne était très, très présente...

On avait par exemple des albums Panini sur la construction de l'Europe...

Cette sensibilisation à la construction d’un espace international a aussi joué un rôle crucial, je crois.

Ce que j’ai retenu du Sommet de la Terre de Rio, ce n’est pas tant le mot écologie, mais le fait de comprendre que l'être humain se comportait mal avec la nature, et que le Sommet était un événement qui touchait toute la planète.


Plus tard, j'ai pris de plus en plus conscience de l'importance que ces questions avaient dans ma vie, au point que je décide récemment d'y consacrer mon travail universitaire.

Et c’est quand je me suis demandé à quel moment les choses s’étaient nouées, à quel moment ma rencontre avec l'écologie avait eu lieu, que j’ai réalisé que c’était lors du Sommet de Rio.

C’est donc rétrospectivement que j'ai réalisé à quel point cela avait été un événement important, et en même temps, qu’il s'agissait d'un événement qui a finalement échoué dans ses objectifs.



Mais cela je ne l'ai compris que quelques décennies plus tard...


 

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Sommet de la Terre de Rio, collage Animatazine.

EN 2017, VOUS AVEZ CHOISI D'EXPLORER LA RELATION ENTRE LES ARTS VIVANTS CONTEMPORAINS ET L'ÉCOLOGIE.
POUVEZ-VOUS EXPLIQUER LES RAISONS DE CE CHOIX ?

Julie Sermon
00:00 / 03:19

En 2016 j'ai passé mon HDR, le diplôme d’Habilitation à Diriger des Recherches, pour lequel il faut notamment faire une synthèse de son parcours.

À cette occasion, je me suis rendue compte que régulièrement, dans mes travaux, j'avais fait des allusions, des rapprochements entre les formes sur lesquelles je travaillais, qu’il s’agisse de textes ou de spectacles, et des interprétations écologistes.

Parallèlement, sur le plan éthique et politique, il m'était devenu de plus en plus difficile de ne rien faire, de ne pas tenter à mon endroit d’agir contre la catastrophe en cours.

J'aime encore suffisamment mon travail, j'ai encore assez confiance en l'Université, dans le travail avec les étudiants.es, et aussi dans le travail des artistes, pour me dire : "Bon, depuis là où je suis, en fonction des compétences et des intérêts qui sont les miens, comment je peux agir, qu’est-ce que je peux faire qui ne soit pas totalement inutile ?"

Je pense qu'en tant qu'artistes de théâtre, en tant qu'enseignants-chercheurs en arts de la scène, notre poids dans la destruction de la planète est relativement faible...

Mais j’ai du temps disponible pour lire, écrire, réfléchir, et puisqu'à l'Université on peut choisir le contenu de ses enseignements, je me suis dit : "Pourquoi ne profiterais-je pas de cette opportunité ? Pourquoi ne pas consacrer un certain nombre d'heures du temps de formation pour aborder ces problématiques avec des gens qui ont vingt ans et qui ont forcément des avis sur la question, et avec qui il est possible de partager des réflexions et des références ?".

Il est important de pouvoir se dire, non pas que nous allons changer le monde, car je ne crois pas vraiment que les arts puissent changer le monde, du moins pas en peu de temps, mais de pouvoir se demander : "Quelles sont les formes, les valeurs que nous voulons défendre ? Quelles sont les réflexions qui peuvent nous aider ?".

Dans le travail que je fais avec les étudiants.es, je pense qu'il est très important de partager avec eux des références qui parfois sont assez anciennes, et qui peuvent nous aider à faire face à la situation, qui peuvent nous servir d’appui.

Il peut être assez terrifiant, à vingt ans, de se dire : "Le monde part en flammes et il nous faut tout changer, inventer toutes les solutions !". 

Je trouve cela extrêmement écrasant et angoissant.

Il est donc rassurant de pouvoir partager avec des étudiant.es des réflexions qui remontent parfois assez loin dans le XXe siècle, voire le XIXe siècle, et de se dire : "Bon, on n'est pas seuls, et il y a des gens qui ont déjà imaginé beaucoup de choses...!"

Manifestazione
Manifestazione

Manifestation écologiste.

COMMENT LE PARADIGME "SENSIBLE" ENTRE-T-IL DANS VOS COURS ?

Julie Sermon
00:00 / 03:19

La dimension sensible est très importante dans la relation avec les étudiants.es, même si ce n’est pas quelque chose que j’ai assumé tout de suite.
 
Cela fait maintenant quatre ans que j’enseigne sur ces thématiques : j'ai commencé par des séminaires en master et, depuis deux ans, je donne un cours magistral en troisième année.

La première année du séminaire correspondait au moment où je me suis mise à travailler ces questions : c’était donc un cours très général, dans lequel j'essayais encore de me persuader qu'il était pertinent d'allier arts de la scène et écologie ; j'ai commencé à travailler sur la bibliographie éco-critique, qui est une bibliographie principalement littéraire et américaine ; j'ai posé les premiers jalons, réfléchi à comment la pensée et l’analyse pouvaient s'articuler ; j'avais donc encore une approche assez distanciée.

La deuxième année, nous avons travaillé plus précisément sur la problématique de la "catastrophe", en lien avec la programmation des spectacles de cette année-là dans les théâtres de Lyon.

J'ai commencé à me dire : "Je ne veux pas déprimer les étudiant.es, en les faisant travailler sur le thème de la catastrophe pendant trois mois… !".
 
Alors, tout en travaillant sur la question du désastre, j'ai commencé à me poser la question des registres et de comment on peut parler de choses très sérieuses avec des formes et des tons moins graves.

Et, à partir de la troisième année du séminaire, j'ai choisi d’aborder clairement la question du théâtre et de l’écologie à travers le prisme des affects et des émotions.

Je commence ce séminaire avec la distribution d’un questionnaire très personnel, auquel je réponds moi aussi. La première question que je pose aux étudiants.es est : "D'où venez-vous ?". Il y a des manières amusantes de répondre à cette question, par exemple : "Je viens de la pièce d'à côté…". Mais le plus souvent, les étudiants.es y répondent de manière académique, en expliquant quel a été leurs parcours : "Je viens du BA en Arts du spectacle, je viens du BA en Philosophie...".

Et puis il y en a d'autres qui disent de quel endroit, pays, région ils viennent.
 
Cette première question reste ouverte, alors que les questions suivantes sont beaucoup plus orientées : je leur demande en quoi les paysages dans lesquels ils ont grandi les ont marqués ; je les interroge sur le premier souvenir qu'ils ont de l'écologie, ainsi que sur les sentiments qu'ils rattachent à ce souvenir ; enfin, je leur demande de faire une liste de quatre ou cinq mots qui renvoient aux pensées et aux émotions qui les traversent lorsqu'ils réfléchissent aux enjeux écologiques aujourd'hui.
 

Image by Guillaume de Germain

Photo: Guillaume de Germain

Julie Sermon
00:00 / 02:26

Je suis une enfant du 20ème siècle, je suis née en 1978, j'ai vraiment vécu dans « le monde d'avant » – le monde d’avant Internet, le monde où la gauche était encore au pouvoir...

Des choses folles, pas vues en France depuis longtemps ! 

C’était aussi une époque où l'écologie n'existait pas encore de manière aussi massive et inquiétante. 

En discutant avec les étudiant.es, je me rends compte à quel point ils ont été plongés dans l'écologie dès leur plus jeune âge, mais dans une écologie très individualisante, faite de tout petits gestes.

Pour une partie d’entre eux, l’écologie qui n'est pas forcément politisée, et surtout, ils n’ont pas conscience qu’il s’agit d’un mouvement qui a toute une histoire. 

Quand je leur demande par exemple de situer temporellement l’invention de écologie, certains répondent : "Je crois au début des années 2000...".

Ceux qui viennent de familles engagées, sensibles à ces questions, remontent aux alentours des années 1970, mais il ne leur viendrait jamais à l'esprit de penser que c'est un mot qui a une histoire bien plus longue, à la fois scientifique et politique.

Entrer dans la question écologique par ce biais très individuel que constituent les émotions et les souvenirs personnels est justement pour moi une manière de poser, ensuite, la question des enjeux éthiques et politiques.Les émotions sont ce qui nous met en mouvement ou ce qui nous paralyse, elles ont donc des implications politiques ; et elles peuvent devenir des forces motrices plutôt que de rester des forces inhibitrices.

En définitive, entrer dans la réflexion par la question des émotions m’est apparu comme la manière la plus juste et appropriée, tant en ce qui concerne la relation pédagogique avec les étudiant.es que ce qu’on peut espérer de cette relation, et c’est aussi une bonne façon d’analyser les effets propres aux arts.

Image by Ehimetalor Akhere Unuabona

Photo: Guillaume de Germain

RECHERCHE, ENSEIGNEMENT, COLLABORATIONS DRAMATURGIQUES. COMMENT CES REGARDS ET TERRITOIRES DIFFÉRENTS SE NOURRISSENT-ILS LES UNS DES AUTRES ?

Julie Sermon
00:00 / 03:14

Quand je travaille à l'Université ou quand je travaille avec des artistes, je n'ai pas l'impression d'être une personne différente, d'être une scientifique qui deviendrait artiste ou une artiste qui deviendrait scientifique...
 
Il s'agit plutôt de deux manières très différentes mais très complémentaires de travailler sur une question.

Il y a une modalité plutôt solitaire, celle que je vis en tant qu'universitaire : c’est un travail où l'on est seul et où l'on se bat seul avec ses propres mots et idées et avec les mots et les idées des autres, où l'on est dans un état très mental et réflexif.

Alors que quand je travaille comme dramaturge sur des projets avec des artistes, je suis dans une approche en situation, plus ancrée dans l'action, et beaucoup plus collaborative.

Après, si l’on se situe au niveau plus large de l'écologie, les échanges entre arts et sciences sont constants. Le fait que les artistes lisent nombre de productions scientifiques et se documentent sur nombre de sujets peut leur donner des idées de forme, des envies de créer des spectacles ; cela ne signifie pas que les artistes doivent devenir des médiateurs d'idées scientifiques, mais c'est une approche qui peut créer de petites étincelles de spectacles.

Et réciproquement, les scientifiques sentent que c'est peut-être par les arts, par le rapport à la fiction, à l'imaginaire, au sensible, que les cœurs et les esprits peuvent être transformés.

On parlait du Sommet de la Terre de Rio : les scientifiques crient dans le désert depuis 30 ans maintenant. Même si on parle beaucoup plus de ces questions aujourd'hui qu'en 1992, il y a quelque chose de très désespérant pour les spécialistes du climat et pour les scientifiques, qui se demandent : "Mais que devons-nous faire ? Nous ne cessons pas produire des données et des démonstrations, nous continuons à produire des connaissances qui sont irréfutables, et pourtant rien ne change...".
 
En faisant ce constat, ils se disent qu'il est peut-être nécessaire de passer par d'autres registres, d’autres voies que celles propres à la connaissance qui, manifestement, ne suffit pas. 

Le décalage entre ce que nous savons et ce que nous faisons prouve qu’il y a quelque qui se joue ailleurs, qui se noue à des endroits qui ne sont pas tout à fait objectifs ou rationnels.

La manière dont nos perceptions et nos représentations évoluent n’est pas de l’ordre du mesurable ou du prédictif : on ne sait pas, par exemple, ce qu'une œuvre d'art va générer dans la vie d'un spectateur...

Paola Breizh - Rassemblement pour la justice climatique. Paris. 6 novembre 2021.jpg

Paula Breizh  - Rassemblement pour la justice climatique. Paris. 6 novembre 2021

Julie Sermon
00:00 / 02:05

Ainsi, les artistes et les scientifiques se nourrissent et ont des expériences à partager, mais je ne pense pas que cela puisse être programmé.

Les formes de programmation les plus évidentes, comme demander à des artistes de servir de médiateurs, peuvent être intéressantes, mais à mon avis, nous mettons une sorte de grande responsabilité sur les épaules des artistes, en disant : "Inventez de nouvelles histoires, inventez de nouvelles formes !".
 
C'est comme si le roi disait "Amusez-moi!", il ne s'agit pas ici de divertir, mais il y a quand même une injonction.
 
J’ai envie de dire aux artistes : "Qu'ils vous laissent en paix ! Travaillez sur ce qui est important pour vous, lisez ce que vous avez envie de lire", et si les artistes veulent ensuite parler d'écologie, raconter d'autres histoires, apporter de nouvelles pensées et de nouveaux sentiments, c'est formidable.

Mais il serait dur et simpliste de dire : "Puisque les scientifiques ont échoué, nous allons nous tourner vers nos artistes."

Les artistes ont évidemment des ressources, par leur sensibilité, leur vision, leurs moyens, mais je pense qu'une œuvre sera puissante si elle naît d'une envie, et non pas d'une sorte d'injonction sociale et sociétale à faire certaines choses.

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Les artistes ont évidemment des ressources, par leur sensibilité, leur vision, leurs moyens, mais je crois qu'une œuvre ne sera vraiment puissante que si elle naît d'un désir, et non pas d'une sorte d'injonction sociale et sociétale à faire certaines choses.

Par [MOU1] ailleurs, quand on dit: "Inventer de nouveaux récits", de quel genre de nouveaux récits parle-t-on ?
 
Créons-nous des récits de résilience du type : "Désolé, ça ne va pas être facile, mais vous verrez, on va enfin trouver une connexion avec les mondes non humains, ça va être génial !".

Ou bien ces nouveaux récits sont-ils des récits de la mise à bas du capitalisme, lequel peut être considéré comme la principale puissance destructrice ?
 
Autrement dit, parler des nouveaux récits reste un peu flou : s'agit-il de récits cosmologiques, politiques, collectifs ou individuels ?
 
Une fois que vous avez dit "nouveau", vous n’avez pas dit grand-chose.

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Cela dit, il est très important d’ouvrir les horizons narratifs, de chercher à nommer, dire, représenter les choses - la politique fonctionne en grande partie comme ça, c’est ce qui lui permet de proposer une lecture, une interprétation de la réalité ; il est donc très important d'avoir des récits contradictoires qui coexistent.
 
Mais il ne faut pas oublier que si les récits des politiciens sont efficaces, s’ils réussissent à imposer leur récit, c’est parce qu’ils ont une structure avec eux pour soutenir et pour mettre en œuvre ces récits ; une fois que les artistes ont inventé les récits les plus beaux et les plus nouveaux, rien n'est dit de la manière dont ils seront mis en œuvre : il ne faut donc pas trop naïvement se laisser berné par l'importance de ces nouveaux récits.

Image by Chris LeBoutillier

VOUS AVEZ APPROCHÉ LE THÉÂTRE DE MARIONNETTES À PLUSIEURS OCCASIONS. QUELS LIENS AVEC L'ECOLOGIE ? 

Julie Sermon
00:00 / 01:49

J'ai rencontré la marionnette au cours de mes études ; je faisais une thèse sur la question des figures, mot que j'ai découvert non pas dans le domaine de la marionnette, mais dans le domaine de l'écriture contemporaine.
 
Les auteurs sur lesquels je travaillais étaient : Philippe Minyana, Noëlle Renaude, Valère Novarina et Jean-Luc Lagarce.

J'ai fait ma thèse à l'Université de Paris 3–Sorbonne Nouvelle, où à l'époque Brunella Eruli tenait un séminaire d’option consacré aux arts de la marionnette.

J’ai décidé de le suivre par curiosité et par intuition, car j'avais remarqué que les auteurs sur lesquels je travaillais étaient souvent interprétés par des marionnettistes.

Et sans connaître encore ce qu’appelait théâtre de figure, je pressentais que cette notion de figure telle qu’elle était employée par les auteurs, telle qu’elle prenait forme dans l'écriture, pouvait avoir des liens avec la marionnette.

C'est arrivé ainsi, de façon un peu informelle, puis cela s’est formalisé : j'ai commencé à voir des spectacles de marionnettes et à échanger avec des marionnettistes.
 
J'ai soutenu ma thèse en 2004 et en 2007, Philippe Minyana, qui à l'époque était auteur associé de l'ESNAM, a écrit C'est l'anniversaire de Michelle mais elle a disparu.

Il était très content du travail que j'avais fait sur son écriture, il était intéressé par les liens que j’avais tissés entre son théâtre et la marionnette ; il m'a alors invitée à donner quelques cours aux élèves de l'ESNAM. 
 
À la suite de quoi, en 2008, il m'a été proposé de diriger un numéro de Théâtre/Public :  La marionnette ? Traditions, croisements, décloisonnements.

C'EST L'ANNIVERSAIRE DE MICHÈLE MAIS ELLE A DISPARU (02/2008), SPECTACLE DE 3E ANNÉE, 7E P

C'est l'anniversaire de Michelle mais elle a disparu , de Philippe Myniana. Spectacle de la troisième année de la septième promotion ESNAM - Charleville-Mézières.

Julie Sermon
00:00 / 03:12

Mais je ne vais pas refaire toute l’histoire et me concentrer sur votre question : comment je relie la marionnette aux enjeux écologiques.

Tout d’abord, je précise que, même si je peux assurer des cours, écrire des articles, diriger des ouvrages qui portent spécialement sur la marionnette, c’est un domaine que j’intègre plus largement dans mes enseignements et mes recherches.

À partir du moment où j’ai décidé de travailler sur les relations entre théâtre et écologie, j’ai donc naturellement inclus la marionnette dans ma réflexion.

Par exemple, quand, dans le cadre du séminaire de Master que nous avons évoqué, j’ai travaillé avec les étudiants.es sur la représentation des animaux, j'ai invité Émilie Flacher et Agnès Oudot, de la Compagnie Arnica, avec qui je collabore en tant que dramaturge.
 
Émilie avait lancé un cycle de création sur la question des fables animales, avec la volonté, non pas de faire des animaux de simples allégories des humains, mais de vraiment travailler sur leur présence, leur mouvement, leur sensation animale ; avec les étudiant.es, nous avons alors réfléchi à ce que permet la marionnette, comment elle peut faire exister des présences autres qu’humaines, sachant qu'elle-même est déjà une présence au-delà de l'humain.

Il se trouve que le moment où j'ai eu envie d'aborder, à l’université, les questions écologiques, a aussi été pour Émilie le moment où Émilie a voulu mettre en scène autre chose que des humains, raconter des histoires qui ne mettent pas seulement en scène des problèmes humains.

Dans la continuité du cycle des fables, elle a ainsi commandé un texte à une jeune autrice, Julie Aminthe, qui s'intitule Notre vallée et qui sera créé en 2023.

L’enjeu est de raconter l’histoire d’un lieu, avec tous les êtres qui habitent une vallée et toutes les forces, à commencer par le vent et l'eau, qui font l'histoire de cette vallée.

La marionnette a un grand avantage : elle nous éloigne immédiatement du purement humain.

Cela étant, il se trouve que dans le corpus des spectacles de marionnettes sur lequel j'ai pu travailler, j'ai souvent retrouvé les mêmes biais que dans le théâtre d'acteur, c'est-à-dire des spectacles souvent très explicites voire militants.
 
Je comprends les intentions des artistes mais je suis un peu sceptique, car je me dis que les personnes qui vont au théâtre sont en grande part convaincues, et parce qu’il me semble que personne aujourd'hui ne peut dire qu'il n'est pas conscient des enjeux écologiques, personne ne peut dire : "Oh, je ne savais pas, il y a un problème... ?".

Je ne crois donc pas beaucoup à un spectacle qui prétendrait informer, et souvent, les spectacles qui veulent éduquer me semblent naïfs, ennuyants...

Compagnie Arnica, Notre Vallée.

Julie Sermon
00:00 / 02:57

La démarche écopoétique pour laquelle a opté Emilie Flacher (mais elle n’est pas la seule) consiste, non pas à tenir un discours sur l'écologie, mais à se saisir des opportunités qu’offre la marionnette : par le travail de la matière, nous pouvons créer toutes sortes de créatures et d'êtres qui ne se cantonnent pas exclusivement au genre humain, qui permettent au contraire d'élargir la parole, la nature et le nombre de ceux qui apparaissent sur scène.

Dans le travail d’Émilie, ce travail de renouvellement passe aussi par les commandes de texte qu’elle passe aux auteurs, en leur disant par exemple : "Je veux écrire l'histoire d'un lieu et non l'histoire d'une personne".

Ce principe de commande est un terrain d'expérimentation très fort, et le fait de faire appel à des écrivains et des écrivaines me semble tout aussi important.

Lorsque les marionnettistes ou les compagnies travaillent de manière documentaire, ils ne peuvent que témoigner, restituer la réalité.

Cela peut être une manière de questionner ou de critiquer le monde, mais j’ai l'impression qu'accumuler des exemples montrant à quel point le capitalisme fait des ravages, détruit des environnements et des personnes, attise effectivement notre colère et provoque un petit effet fédérateur, mais il me semble que nous n'avons pas forcément besoin des arts du théâtre et de la marionnette pour cela – il y a des journaux qui excellent dans ce domaine...

Il me paraît important de travailler sur des choses moins directement militantes ou accablantes, de trouver des manières de sortir des voies qui nous dépriment et nous rendent profondément tristes ; si nous ne voulons pas céder au suicide collectif, il faut s’autoriser à inventer des choses et à rêver, avec ce que cela peut avoir de potentiellement naïf.
 
Ce rêve n’est pas une fuite, une évasion, c’est plutôt s’autoriser à dire : "Nous créons un monde où nous regardons, écoutons et percevons d'une manière différente".

Cela peut nourrir nos corps, nos âmes et nos esprits - c'est quelque chose de cet ordre dont nous avons besoin pour pouvoir faire face à ce que nous avons à affronter.

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Spectacle Trois fables animales contemporaines - Les Acrobates,  de Julie Aminthe, mise en scène Emilie Flacher, avec Clément Arnaud - Février 2020, coproduit par le Théâtre Massalia - Marseille, Théâtre de Bourg-en-Bresse. 

Julie Sermon
00:00 / 03:05

La capacité de la marionnette à renouveler notre imaginaire, à questionner nos hiérarchies et nos attentions, agit au niveau figuratif : elle permet de donner vie à toutes sortes d'entités que l'on voit à peine sur scène.

Mais elle opère aussi sur le plan technique : que signifie manipuler ou animer un objet ?Comment jouer avec les effets feed-black ?

Tout marionnettiste sait très bien qu'il doit écouter son objet avant de lui faire faire quelque chose. 

Cette oscillation entre faire quelque chose et être guidé est une position d'apprentissage riche.Il faudrait "forcer" chacun à pratiquer la marionnette, à vivre cette pensée : "Pour cela, je dois passer par là et je dois comprendre les possibilités et les limites de l'objet avec lequel je travaille...". 

Cela me semble une belle leçon de philosophie générale.

D'un point de vue écologique, les arts de la marionnette présentent plusieurs avantages.

Le premier leur appartient grande liberté de figuration : les entités impliquées peuvent être anthropomorphes, zoomorphes, mais elles peuvent aussi être une pierre ou un mouvement de particules.

La seconde est leur propre posture de représentation, qui repose sur la rencontre et le dialogue entre le corps du marionnettiste et le corps de l'entité animée, et qui permet d'explorer toute une série de relations : superposition, accompagnement, complicité, dissimulation, inversion totale des rôles, etc.

Enfin, les théâtres de marionnettes permettent de jouer avec des échelles de grandeur, des perspectives, des repères : les marionnettistes ne sont pas forcément en position de domination, ils peuvent aussi devenir tout petits à l'intérieur d'un dispositif, voire servir de castelet aux marionnettes.

Ce sont des effets visuels ou structurels qui, même s'ils ne sont pas explicitement exprimés par des mots, me semblent très intéressants pour interroger notre place dans le monde.

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LIVRE
 
MORTS OU VIFS
POUR UNE ÉCOLOGIE DES ARTS VIVANTS

de Julie Sermon

Éditions B42
parution juin 2021
langue français
designer deValence
format 140 x 220mm
pages 160 p.
ISBN 9782490077540
thèmes sciences sociales



Ce livre est publié avec le soutien de l’université Lumière Lyon 2 et du laboratoire Passages XX-XXI.

Alors que les questions écologiques hantent nos pensées et orientent nos comportements aussi bien individuels que collectifs, Julie Sermon analyse dans cet essai les résonances de ces problématiques dans le champ des arts vivants. 

En quoi affectent-elles les manières d’écrire, de produire et de jouer des œuvres, mais aussi de les recevoir et d’en parler ? Qu’est-ce que les arts vivants peuvent, selon leurs modalités spécifiques, nous donner à penser de et dans cette conjoncture ?

À travers plusieurs exemples concrets, l’autrice nous raconte ce que la prise en compte de l’écologie fait advenir sur les scènes contemporaines, en s’attachant aussi bien aux aspects thématiques et esthétiques des spectacles qu’à leurs processus de création.
 
Cet ouvrage importe dans le contexte des arts de la scène francophones les outils et les réflexions de l’écocritique, une approche théorique transdisciplinaire ayant vu le jour dans la sphère académique anglo-saxonne dans les années 1980 qui vise notamment à renouveler le cadre d’analyse des œuvres produites en problématisant leurs liens avec l’écologie. 

Morts ou vifs se présente comme un point d’accroche permettant de générer le débat, et renouvelle nos façons de voir et penser les œuvres produites ces dix dernières années.

LINKOGRAPHIE ESSENTIELLE DE JULIE SERMON

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